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Annexe : Trois générations face à la mémoire

« Gens du CAFI »

Des raisons, à la fois historiques, psychologiques et culturelles, expliquent que les personnes des trois générations présentes au CAFI entretiennent des relations complexes, conscientes et inconscientes, avec leur passé.
Pour mieux comprendre, il nous faut prendre du recul, revenir sur les parcours de vie, et tenter de les replacer dans le contexte social, politique et historique de l’Indochine coloniale. 

 

D'après Dominique Rolland, maître conférence,
Institut Nationale des Langues et Civilisations Orientales, Paris


De cette relation particulière à la mémoire, émergent deux caractéristiques :

La transmission générationnelle a été généralement faible, parfois pratiquement inexistante, entre la première et la deuxième génération, comme entre la deuxième et la troisième. Ce silence n’est guère surprenant : on en retrouve la constante dans toutes les communautés immigrées, qui ont traversé des épreuves traumatisantes. C’est celui de toutes les douleurs que l’on tait dans les familles, dans le souci d’épargner les jeunes générations. Il y a d’autres raisons : pour aller de l’avant, pour construire un avenir pour soi et les siens, il faut parfois se forcer à l’oubli. Il faut ajouter à cela l’extrême réserve vietnamienne, une morale qui prône de ne jamais se plaindre ; et préciser que les relations entre parents et enfants, dans les familles asiatiques, conservent toujours une certaine distance.

Une lecture générationnelle de la mémoire du camp

On a coutume de décrire la population du CAFI en termes de générations, et on en distingue généralement trois : celle des adultes arrivés en 56, celle de ceux qui étaient enfants à cette date ou qui sont nés au camp, et les enfants de ceux-ci. En fait, chacune de ces catégories est assez hétérogène : la seconde, surtout, qui regroupe à la fois des personnes qui ont aujourd’hui soixante-dix ans, et d’autres seulement la quarantaine.


La première génération au CAFI

Encore résidente au camp, elle est aujourd’hui représentée par une dizaine de survivants, principalement des femmes, celles qu’on appelle les « mamies », une poignée de personnes très âgées qui n’ont pratiquement jamais quitté les lieux depuis 1956, et qui, de ce fait, ont développé un sentiment très fort d’appartenance à cet environnement, à sa sociabilité, à ses modes de vie : une autre existence, à l’extérieur, n’est même pas envisageable ni envisagée. Il faut bien comprendre que l’extérieur a longtemps été perçu comme hostile, -ou en tout cas fondamentalement « autre »- et que le camp, est un univers complètement sécurisé, clos sur lui-même. Contraints de vivre dans cet espace confiné et sous surveillance, les exilés ont progressivement inventé des manières d’y vivre en se l’appropriant, faute de pouvoir y échapper. Ce sont les femmes qui ont transformé en lieu de vie des baraques qui n’avaient pas vocation à héberger si longtemps des familles. En améliorant l’habitat, en domestiquant le végétal, en accoutumant le Lot-et-Garonne à leurs herbes et à leurs épices, en agençant un bout de grillage pour abriter deux poulets ou quelques lapins, en mettant de la vie là où il n’y avait que parpaings sans âme et toit d’éverite.

Il est difficile d’imaginer que ces mamies furent, il y a un demi-siècle, de très jeunes femmes, brutalement transplantées dans un monde peu accueillant, et qui faisaient face, de toute leur énergie. Ces femmes le plus souvent très seules dans l’adversité, -même quand parfois il y avait un homme à leurs côtés-, étaient déterminées par une volonté inébranlable, non pour elles-mêmes, mais pour faire tenir debout une famille, des enfants encore petits et des hommes affaiblis par l’âge, les combats et les maladies.

Si elle restèrent des femmes vietnamiennes, c’était pour une part un choix, pas forcément conscient, ou une forme de stratégie, mais certainement pas une incapacité à s’intégrer comme il a parfois été dit. Peut être même que ce choix de rester elles-mêmes, était une forme de dignité résistante. S’intégrer, c’était un combat à mener pour les enfants, pas pour soi. On retrouve cette attitude dans la diaspora vietnamienne postérieure à 1975. Dans leur majorité, les femmes adultes, issues des couches populaires de la société vietnamienne, ne changèrent leurs habitudes ni vestimentaires, ni alimentaires et se contentèrent d’une maîtrise succincte de la langue française. Ce qui n’empêche pas une extrême débrouillardise, une capacité à s’adapter aux situations et en tirer tout le profit possible. Au Cafi, elles ont fait preuve d’une grande efficacité pour surmonter les épreuves, qui rendaient pour elle inutiles et vains les efforts éventuels pour transformer leurs modes de vie.

La plupart des personnes âgées ont en majorité refusé toute solution de départ en maison retraite, y compris quand leur état aurait justifié un habitat plus confortable. Même la cohabitation avec les enfants installés dans les villes ne leur paraît envisageable que pour un séjour, des sortes de parenthèses que l’on referme en revenant au camp, chez soi, entre soi, dans les relations de voisinage qui ont duré cinq décennies. On les entend souvent dire que quitter le camp, ce ne sera que pour se diriger vers une dernière demeure.
Il y a une véritable osmose, pourrait-on dire, entre le camp et ces résidents de la première génération. Transportés dans l’exil, mais aussi retravaillés par l’exil : on pourrait dire que s’est développée une véritable culture du camp, dans une sorte de recréation, de réinvention de manières de vivre, d’habiter et de cohabiter.
Ces personnes ne posent en général pas la question de la perpétuation de la mémoire du camp au-delà de leur propre disparition, peut-être parce qu’elles sont le CAFI. Elles en sont la mémoire vive.

La deuxième génération du CAFI

La génération qui suit doit être appréhendée dans sa complexité, car elle réunit des personnes que séparent plus d’une vingtaine d’années. Ce n’est pas cette différence d’âge qui les distingue, mais le fait qu’elle correspond à des enfances et des adolescences qui se déroulèrent dans des environnements variés et furent marquées par des événements distincts.

  • Ceux qui sont arrivés jeunes enfants au camp, que l’on estimé à 700, de 0 à 14 ans. On peut y ajouter une frange d’adolescents de 14 à 17 ans,
  • Ceux qui sont nés au camp, après 1956.

Les femmes arrivées en 56 étaient pour la plupart encore jeunes, et celles qui étaient en couple eurent encore des enfants dans la décennie qui a suivi. Par ailleurs, certaines femmes célibataires ont eu des liaisons, plus ou moins suivies, plus ou moins clandestines, à l’intérieur du camp, et également avec des livradais français ou issus d’autres communautés immigrées. Il faut noter aussi des départs précoces hors du camp, et cette génération comprend donc aussi des enfants nés, dans ces mêmes années, à l’extérieur, dans les communes voisines, ou les villes plus éloignées où leurs parents avaient trouvé du travail et un domicile.
Cette deuxième génération regroupe donc des personnes nées entre 1940 et 1956 au Vietnam, et d’autres nées de 1956 aux années 70 en France, au camp ou à l’extérieur. Le glissement des générations fait que, dans les années 70, naissent également des enfants de ceux qui sont nés entre 40 et 50, une troisième génération qui a le même âge que les plus jeunes de la seconde.
Une même génération ne partage donc pas nécessairement le même vécu, ni la même relation au passé. Pour mieux comprendre, il faut entrer à l’intérieur de ces deux catégories :

Les enfants qui, à leur arrivée au camp, avaient moins de 6 ans

Parmi eux, les plus jeunes, ceux qui avaient moins de trois ans ou quatre ans à leur arrivée au CAFI, n’ont pas de mémoire personnelle de l’Indochine, sinon parfois quelques souvenirs confus. Cependant, les naissances étant très rapprochées, ils vivaient dans l’intimité de frères et sœurs à peine plus grands, qui eux, avaient un vécu indochinois. Mais ils sont plus proches de ceux qui sont nés quelques années après eux au CAFI dans la mesure où leurs apprentissages de la vie et leur scolarité ont eu lieu dans le contexte du camp. Les plus âgés avaient un vécu d’enfance indochinoise, mais n’avaient pas encore été scolarisés et ont donc fait une part importante de leurs apprentissages sociaux et scolaires au camp.

Les enfants qui avaient entre 6 et 16 ans à l’arrivée au camp

Ils ont conservé une mémoire du vécu indochinois très vivace, et parfois mythifiée. Ils ont aussi fortement subi le traumatisme de l’exil forcé, ont été parfois témoins ou victimes de violences de guerre, et ont dû affronter l’arrivée au camp, le désespoir et la désillusion de leurs parents. Ils ont été aussi confrontés à des difficultés d’adaptation scolaire plus ou moins importantes. Dans les familles qui avaient été déplacées d’abord du Nord vers le Sud après la défaite française de Dien Bien Phu, les enfants avaient perdu deux, ou parfois trois années de scolarité. Cela n’a pas eu d’incidence sérieuse sur les plus petits, mais les plus âgés ont dû rattraper leur retard, notamment linguistique, puisque la majorité d’entre eux vivaient en milieu vietnamien, et avec des mères non francophones.
Le traumatisme est encore plus marqué, évidemment, pour les plus âgés de cette tranche d’âge, assez grands pour s’être construits dans un contexte culturel, affectif et relationnel auquel ils ont été brutalement arrachés. Ils ont été très tôt confrontés à des affrontements idéologiques dont ils subissaient les effets dévastateurs, sans vraiment les comprendre. A cet arrachement, s’ajoutèrent, en France, d’autres chocs traumatiques : la découverte d’un pays d’accueil complètement fantasmé en Indochine, et qui, non seulement ne les accueillait pas, mais les traitait comme des indésirables, dans des conditions d’habitat qu’ils n’auraient en aucun cas pu imaginer. A leur détresse s’ajoutait celle d’être les témoins impuissants de l’humiliation de leurs parents. Ces premières années furent certainement pour ces jeunes, extrêmement traumatisantes, s’accompagnant d’un sentiment d’injustice, d’incompréhension, d’humiliation, et parfois de honte de soi. Certains rattrapèrent leur retard scolaire et quittèrent le camp pour aller en pension dans les internats des villes voisines, et revenaient pour le week-end, dans une sorte de grand écart social difficile à gérer, la plupart évitant soigneusement de parler à l’extérieur de leur condition particulière d’exilés, s’inventant parfois d’autres origines pour masquer la réalité du camp.

Une partie de cette génération eut à faire le deuil de son avenir scolaire. Ceux qui approchaient de l’âge fatidique des 14 ans, marquant à l’époque, la fin de la scolarité obligatoire, et qui avaient deux ans de retard scolaire, se voyaient, contre leur gré, orientés dans les filières professionnelles courtes, qui les conduisaient à des métiers manuels, et les écartaient de l’enseignement général auquel ils s’étaient préparés. Dans le milieu social dont ils étaient issus, classes moyennes des villes coloniales, ils étaient destinés à poursuivre leurs études, et ils y étaient aussi portés par l’environnement culturel vietnamien, très attaché aux études. Par ailleurs, les familles métisses, en Indochine, investissaient beaucoup dans la scolarisation, les études étant la seule possibilité d’émergence sociale, pour échapper aux incertitudes des destinées métisses. Pour toutes ces raisons, c’est sans doute cette classe d’âge, qui a eu le plus à souffrir du déclassement. On pourrait s’étonner, du reste, qu’il n’y ait pas eu plus de jeunes pour basculer dans la révolte, l’abandon des études, la délinquance ; ces attitudes furent marginales. Cette génération fit front au contraire, dans l’ensemble, avec beaucoup de courage.

On peut identifier deux raisons à leur opiniâtreté. D’abord, il faut dire que la culture vietnamienne forge des personnalités très volontaires, très déterminées par rapport aux obstacles de l’existence, et qui savent mettre entre parenthèses les doutes et les hésitations.
La deuxième raison tient dans la force du lien qui unit les enfants à des mères, qui sont de véritables piliers familiaux. Au camp, dans l’ensemble, elles n’ont pas baissé les bras, malgré de grands moments de découragement, et pourtant, leur désillusion était immense, la solitude terrible, le sentiment d’abandon inimaginable. Elles ont fait preuve d’une détermination exceptionnelle et cette force a certainement constitué un moteur puissant pour leurs enfants.
De ce fait, cette deuxième génération a dans l’ensemble, plutôt bien surmonté l’obstacle : le contexte du plein emploi, ajouté à leur détermination et à leur intelligence adaptative, a permis à la majorité d’évoluer. Même ceux qui durent s’embaucher dans des emplois peu qualifiés, ont réussi par la suite à se construire, par promotions internes, une carrière qui leur confère aujourd’hui une retraite assez confortable. Cependant, même si dans l’ensemble, une majorité réussit son intégration, il ne faut pas oublier une part d’échecs, d’hommes et de femmes trop profondément blessés, qui ne parvinrent pas à surmonter les épreuves auxquelles ils furent confrontés. Par ailleurs, la réussite professionnelle n’est pas incompatible avec des failles personnelles, souvent masquées et presqu’imperceptibles.

En résumé, on peut dire que cette classe d’âge a construit sa mémoire d’enfance et d’adolescence entre un avant et un après le traumatisme du départ et de la désillusion. Le pays d’avant, c’est le Viêtnam qui s’appelait alors l’Indochine, où ils vivaient heureux. Ce qui ne les empêche pas d’avoir un attachement viscéral et nostalgique au camp, auquel ils furent toujours liés, par la présence de la mère et des frères et sœurs plus jeunes, et des amis.
Ce qu’on peut dire encore de ceux qui ont vécu une partie de leur enfance ou de leur jeunesse en Indochine, c’est qu’ils ont une identité́ d’origine valorisée, une vision de leur ancrage familial solide, qu’ils ont conservé la mémoire d’une stabilité́ sociale et affective qui a pu les aider à construire une image positive d’eux-mêmes. Ils ont aussi pu puiser dans une culture vietnamienne du quotidien pour élaborer leur personnalité. Cela les distingue fondamentalement de ceux qui sont nés au camp, et constitue un élément fort de leur personnalité.

Les enfants qui sont nés au camp

La deuxième partie de cette génération, née au camp, a autrement souffert, et n’a pas pu puiser dans les souvenirs d’une enfance paisible, pour y trouver les moyens de se construire. Elle est née et a grandi dans un contexte de relégation physique, dans des conditions de grande précarité, et sous tutelle permanente, administrative et militaire, en vase clos, avec peu de contacts avec l’extérieur. Même si assez rapidement, ces enfants furent scolarisés en ville et durent se mêler à d’autres enfants, leur environnement quotidien rendait l’intégration et le dialogue avec l’extérieur extrêmement compliqué. Leur seule référence identitaire était le camp, un espace anormal d’une relégation dont ils ignoraient la cause. C’est la génération qui a connu les plus grandes difficultés et qui, arrivée à l’adolescence à la fin des années 60, commença à poser de réels problèmes. Des formes de délinquance apparurent, certes légères, chapardages, vagabondage, dégradation, échec scolaire, mais qui témoignent d’un réel mal-être, et qui entravent leur insertion. S’ajoute à cela, pour ceux qui avaient dépassé la limite d’âge scolaire, mais qui étaient encore trop jeunes pour entrer en apprentissage, une situation de complet désœuvrement dans le camp, seulement rompu par des travaux des champs, pour le compte des propriétaires terriens de la région.

L’intervention de la Cimade

C’est cette situation préoccupante qui conduisit le docteur Daoulas, médecin du camp, à faire appel à la Cimade, organisme qui mandata des « équipières », animatrices sociales et culturelles, pour tenter de prendre en charge cette jeunesse. Elles le firent avec un grand engagement, et nombreux sont ceux qui considèrent qu’ils ont été sauvés par leur intervention. Leur premier constat attribua leur dérive à leur isolement à leur ignorance du monde extérieur : les jeunes filles de la Cimade s’employèrent donc à faire sortir les jeunes du camp, à les aider à franchir les barrières, de toutes les manières possibles.
Il n’était pas facile pour ces enfants de se confronter aux différences sociales, économiques et culturelles, mais cela leur permit de se préparer à affronter l’extérieur. Dans l’ensemble, ils regardent aujourd’hui ces expériences comme positives, et certains ont même conservé des liens avec leurs familles d’accueil.

Mais cette expérience ne dura guère, car les animatrices entrèrent en conflit avec les autorités du camp. Il est certain qu’elles ne pouvaient que souhaiter la fin de cette relégation absurde et de cette mise sous tutelle humiliante aux relents colonialistes, et que la rupture avec la direction du camp était dès lors inévitable.

Les adolescents se sont donc retrouvés dans une situation d’abandon, qui n’avait pas été anticipée. L’hébergement au camp n’avait été pensé que comme solution provisoire : or, dans les années 70, il restait encore plusieurs centaines de personnes, dont les enfants qui avaient grandi dans cet environnement sans avoir rien connu d’autre.

Ces jeunes sont aujourd’hui des adultes, et ont fini par trouver leur place, mais considèrent qu’ils ont souffert d’un manque d’ancrage identitaire : ils ne savaient pas d’où ils venaient, ni pourquoi ils étaient là, ni même où ils pouvaient aller. Evidemment, la relation qu’ils entretiennent avec leur mémoire est diffère de celle de leurs aînés. Mais leur regard d’adultes est aujourd’hui assez nuancé, car dans leur mémoire aussi, il y a le souvenir de grands bonheurs, de jeux en commun et de fraternité. Leurs échappées hors du camp, leurs virées dans la campagne, les chapardages et les bagarres occasionnelles, les soirées dans les bals de village sont évoqués avec beaucoup de nostalgie. Il ressort ainsi de leur mémoire, peut-être recomposée, l’image d’une génération soudée, un peu rebelle, libre et dynamique. Elle correspond aussi à celle d’une génération des années 60 en rupture où l’adolescence s’affirme, et en cela la jeunesse du camp n’est pas si différente de celle que l’on voit apparaître à travers les modes musicales et vestimentaires de l’époque, qui pénétraient, peu ou prou, dans le camp.

Comme on le voit, cette deuxième génération est difficile à appréhender. Il semble qu’il faille cependant tenir compte d’un facteur essentiel, qui a son importance : cette génération souffre d’ignorer sa propre histoire. D’abord du fait que cette histoire de la fin de la colonisation est opaque et confuse, sur laquelle les opinions se contredisent. Ensuite, parce que la première génération, elle-même traumatisée, n’a presque rien transmis de l’expérience vécue de la réalité coloniale, dans la position difficile qui avait été la sienne. Pères et mères sont restés assez largement silencieux. Certains de leurs enfants, ceux qui ont fait des études surtout, ont tenté, par leurs propres moyens, de répondre à leurs interrogations et de se réapproprier l’histoire de leurs parents : des écrits les ont aidés, des rencontres avec des historiens, le militantisme universitaire contre la guerre américaine au Vietnam aussi parfois, mais sans que leur relation au passé en soit véritablement apaisée.

Autre caractéristique de la relation au passé et à la mémoire de cette génération : les liens avec l’Indochine, devenue le Vietnam, furent rompus pendant de longues décennies. Les enfants et adolescents nés au Vietnam ont grandi dans un petit Vietnam reconstitué, qui n’avait plus de contact avec le pays d’origine, où la langue, la nourriture, les habitudes, l’éducation se sont maintenus en vase clos. Les mères, dans l’ensemble très peu occidentalisées, n’ont guère changé leurs habitudes quotidiennes de gestion de la famille, ni leur principes d’éducation. Tous les enfants de la deuxième génération ont fait leurs premiers apprentissages dans ce contexte très particulier.
Ils ont donc baigné dans une ambiance tout-à-fait vietnamienne pour ce qui est de ces marqueurs identitaires forts que sont la nourriture, la langue, l’éducation, les codes moraux. La langue maternelle a été, pour tous, le vietnamien, qu’ils soient nés au Vietnam ou dans le camp. Mais ils furent, dans ce vase clos, privés des échanges avec le pays d’origine, car il n’y eut, pendant longtemps, pas de contacts avec les Vietnamiens installés en France, sinon de façon anecdotique. Cela s’accompagna aussi, en raison de la guerre, d’une rupture avec la famille restée en Indochine.

Cette culture vietnamienne du camp est donc à la fois composée d’éléments culturels qui se figent avec le temps, ou évoluent de façon spécifique sous l’influence du contexte local, et sous l’effet de processus d’adaptation. Ainsi la langue vietnamienne parlée aujourd’hui dans le camp comporte des archaïsmes, c’est la langue qui était parlée au nord Vietnam à la fin des années 50, notamment dans le vocabulaire, mais elle s’est aussi enrichie au contact du français parlé dans la vallée du Lot. Quant à l’accent, si certains ont celui du midi, y compris en Vietnamien, presque tous ont conservé un phrasé typique des Eurasiens, où s’entend la musicalité du système tonal.

Aujourd’hui les adultes de la deuxième génération sont indiscutablement porteurs des deux cultures, française et vietnamienne, mais la combinaison entre les deux cultures ne réside pas en une simple cohabitation ou superposition, elle relève plutôt d’enchevêtrements complexes. Selon les circonstances, on se sent vietnamien, indochinois, français d’Indochine, français tout court, métis, catholique, bouddhiste, enfant du CAFI. Différentes identités coexistent, comme chez tout individu, mais dans le cas des métis du CAFI, elles ne coexistent pas de façon tout à fait apaisée. Les sentiments à l’égard du Vietnam, et à l’égard de la France restent très ambivalents, voire contradictoires. On oscille de l’un à l’autre, entre des positions souvent extrêmes, en grandes déclarations d’attachement et de reconnaissance à la France, parfois grandiloquentes (« je dois tout à la France, sans elle je ne serai rien »), en constats très amers (« La France nous a parqués au CAFI puis nous a abandonnés »), en manifestations d’admiration sans limites pour le Vietnam (« la culture vietnamienne est bien supérieure à la culture française »). L’anticommunisme des premières décennies s’est estompé depuis l’ouverture du Vietnam mais fait parfois encore quelques réapparitions quand on évoque le passé.

Le retour au Vietnam, quand cela fut possible dans les années 90 mais que tous n’ont pas effectué, a apaisé pour une large part les inquiétudes : être Eurasien dans le Vietnam d’aujourd’hui n’a plus le même sens. Au contraire, les familles font plutôt un bon accueil (parfois intéressé malheureusement) au cousin venu de si loin. Certains ont retrouvé des proches, demi-frères, oncles, tantes, ont parfois renoué des liens et instaurent un rythme de voyages réguliers vers le Vietnam. Certains réalisent des projets, humanitaires ou commerciaux. Quelques-uns se sont même réinstallés au Vietnam, pour une nouvelle vie, avec une compagne vietnamienne : une façon de boucler la boucle.

D’autres ont découvert que le temps, la distance, les habitudes ont creusé un vrai fossé : au-delà du plaisir des retrouvailles, on finit par comprendre que l’on n’a plus grand-chose en commun. C’est un constat parfois désabusé, parfois douloureux.

Cette deuxième génération fut celle qui majoritairement s’émancipa du camp, contrairement à la première qui, une fois les plus jeunes et les plus valides partis, resta, s’enracina. Aux nouvelles connaissances, aux collègues de travail, aux amis, parfois même très proches, ils ne parlèrent pas du camp, ou très peu : c’était un jardin, protégé, secret. Ceux qui avaient leur mère au CAFI continuèrent d’y revenir, au moins pour les vacances, au moins pour le Têt. Ceux qui avaient trouvé du travail à proximité furent plus réguliers. Il en est qui furent absents pendant de longues années et revinrent un jour, mus par le désir de retrouver la trace de leur enfance.

Revenir au camp, ne serai-ce que quelques jours c’est redevenir un enfant en vacances avec une bonne centaine de frères et sœurs, avec des mères, des tantes et des sœurs aînées qui vous concoctent le plat que vous préférez, des jeunes frères avec qui le soir on branche deux guitares sur un ampli pour chanter de vieilles rengaines des années 60. Le camp, c’est comme un cocon tiède où l’on retrouve la langue, les saveurs, les portes toujours ouvertes. On sait aussi que cela ne peut pas durer, bien sûr, parce que les mamies rassurantes s’éteignent une à une, tandis que les bulldozers grignotent l’espace un peu plus chaque année. Mais c’est déjà bien beau de pouvoir encore se couler dans cette douceur, chaque été.
D’une certaine façon, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas eu de transmission, au contraire, il y en a eu beaucoup, mais ce qui s’est transmis ne se laisse pas comptabiliser : ce sont des habitudes, des gestes, des mots, des façons de faire et de penser. Il faudrait dire, plutôt, que ce qui ne s’est pas transmis, c’est le vécu de la première génération, et ce manque n’a pas permis de faire le lien avec l’histoire.


Troisième et quatrième générations

Ce sont les enfants des précédents, les enfants de ceux qui sont arrivés très jeunes ou sont nés dans le camp. Les plus âgés de ces « jeunes »abordent aujourd’hui la quarantaine, alors que les benjamins sont encore adolescents. Dans son rapport à la mémoire du camp, cette génération n’est pas homogène. Et plus encore que pour la génération précédente, nous n’avons accès qu’à une partie de cette jeunesse : par la force des choses, ceux dont les parents ne reviennent pas au camp, n’y reviennent pas non plus. D’autres encore ont pris des distances sans même le vouloir, simplement parce que la vie les a conduits sur d’autres chemins. Il faut dire que généralement, un seul de leurs deux parents est originaire du camp, ce qui fait que ces jeunes ont aussi une autre histoire familiale, et un autre quotidien. Leur existence ne se distingue guère de celle de leur cercle d’amis et de leur environnement relationnel. Une autre donnée qui influence bien évidemment la relation au camp, c’est le fait que les parents résident ou non dans la région ; les liens affectifs et identitaires se sont forcément mieux maintenus dans la proximité géographique. Il faut cependant moduler cela, car le fonctionnement de la relation au camp de cette génération est plus complexe qu’il n’apparaît au premier abord, et prend des formes variées. En effet, il est arrivé que des jeunes restés au camp ou à proximité, se soient sentis enfermés dans la vie provinciale du Lot-et-Garonne, et n’aient d’autre aspiration que d’y échapper, et en ce cas, le camp a pu être associé à une vie trop restreinte qu’on essaie de quitter. A contrario, ceux qui vivent dans des grandes villes et n’y viennent que pour les vacances ont une toute autre perception du camp, car l’usage qu’ils en ont est essentiellement ludique. On peut dire qu’ils n’en vivent que les avantages et pas les inconvénients.

En tous cas, dès qu’arrivent les vacances d’été, et principalement durant le mois d’août, le camp est associé par cette génération à la liberté, aux retrouvailles. « L’ambiance du camp », ne ressemble à rien d’autre. Ces deux éléments jouent un rôle très important : liberté d’action, c'est-à-dire d’aller et de venir, de faire du vélo, de partir se baigner au bord du Lot comme le faisaient les aînés, de sortir en boite, jouer au foot ou au volley, s’entasser à une dizaine dans une pièce pour regarder des dvd, dormir et manger chez les uns et chez les autres. Retrouvailles entre tous ceux que sépare tout au long de l’année la dispersion des familles dans l’hexagone, mais que lie profondément une origine commune, celle du camp. Si la deuxième génération se vit comme une fratrie, on peut dire que cela se poursuit sous la forme d’un vaste cousinage pour la troisième. Ils se rencontrent régulièrement dans les villes où ils résident, Toulouse, Bordeaux, Paris, communiquent entre eux via les médias sociaux, et organisent parfois des rencontres parisiennes. En revanche, ils sont pratiquement absents des associations, et peu mobilisés dans les débats sur les questions de requalification du camp et de perpétuation de la mémoire.

Il y a, à cela, au moins une raison. La transmission générationnelle a été faible. L’enfance de ces jeunes s’est passée majoritairement hors du camp, et comme on l’a dit, avec un des deux parents qui n’en était pas issu. S’ils savent que le camp a hébergé des rapatriés en provenance du Vietnam, ils n’ont dans l’ensemble, qu’une vision très floue des circonstances historiques qui ont conduit à l’exil et à la relégation. Ils n’ignorent certes pas les difficultés matérielles que leurs parents ont connues dans leur enfance, mais celles-ci sont parfois difficiles à imaginer, car la majorité des adultes ont longtemps répugné à les évoquer. C’est sans doute un des apports essentiels du travail des associations que d’avoir permis une certaine libération de l’expression, mais celle-ci reste récente et n’a pas encore vraiment touché les plus jeunes, ce qui ne signifie cependant pas forcément qu’ils ne se sentent pas concernés.

Il faut noter qu’aucun de ces jeunes ne parle vietnamien, qu’ils connaissent peu la culture vietnamienne, bien qu’ils aient souvent connu leur grand-mère dans leur enfance. Quelques uns ont déjà fait un voyage au Vietnam, très apprécié, mais ils sont encore peu nombreux.
Ces dernières années, on constate qu’ils développent une certaine fierté autour de leur ascendance vietnamienne, notamment dans leur aspect physique, qu’ils valorisent volontiers. Ce rapport à l’apparence physique a toujours occupé une place particulière dans l’identité des métis, et notamment au CAFI. La variété des types physiques permettait, quand on le voulait, d’éluder les questions et l’exotisme avait déjà un pouvoir d’attraction. Du temps de leurs parents, dans les bals de campagne du Lot-et-Garonne, les métis du CAFI, garçons et filles, étaient déjà plutôt prisés.
Etre d’origine vietnamienne est aujourd’hui, pour les plus jeunes, une identité qu’ils aiment afficher à l’extérieur, l’accentuant parfois, en se lissant excessivement les cheveux, par exemple
Cependant, ces impressions sur la troisième génération demandent à être confirmées. La démolition des bâtiments et la reconstruction, la disparition d’un certain mode de vie au camp, ont sensibilisé cette jeunesse, qui prend conscience de la fin inéluctable de son ancrage matériel dans cet espace de retrouvailles estivales.

On peut supposer que cette réalité brutale provoque chez une partie d’entre eux le désir de mieux comprendre l’histoire familiale.

D'après Dominique Rolland, maître conférence, Institut Nationale des Langues et Civilisations Orientales, Paris

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